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L'OR AUX 13 ÎLES
Jean-Christophe Belotti
ALMANACH DU SIÈCLE SURRÉALISTE
Parmi les contributions, voici celle de Jean-Michel Devésa sur Jacques Abeille.
JACQUES ABEILLE, SURRÉALISTE DANS LÉO BARTHE
Jacques Abeille (1942-2022) était un grand poète et un immense écrivain… Un « grand » et un « immense » : lors des hommages rendus à un auteur ou à un artiste, on s’exprime toujours ainsi. Et ces
truismes n’ébranlent personne. En réalité, on n’a rien dit. Abeille, qui
n’était pas un tiède, mérite beaucoup mieux que cette rhétorique.
L’écriture lui a probablement permis d’apprendre à vivre avec ses
blessures. Il n’est pas impossible qu’il ait trimballé sa douleur d’être
au monde sous un masque de mélancolie et de douceur qui magnifiait
ses traits, en les nimbant de lumière et de bonté, alors que lui ne les
aimait guère. Né à Lyon, pendant la guerre, d’une relation adultère de
ses parents (son père, résistant, est marié comme sa mère), il est très
vite affublé à l’état-civil d’une identité qu’on lui bricole pour dissimuler
sa « bâtardise ». Il en est à jamais meurtri d’autant que ses
proches agissent à plusieurs reprises de manière à lui faire ressentir
qu’il est de trop, qu’il dérange, qu’il n’est pas à sa place. Cette faille
alimentait sa création, une faille et une fêlure qui étaient constituées
par le manque inaugural du père, une naissance dont on a cherché à
effacer le « scandale », l’infamie à laquelle on l’a plongé et voué, une
filiation et un nom qu’on a refusé de lui reconnaître. Afin de panser
cette plaie (il n’en a pas guéri), Abeille a puisé dans les infinies ressources
de l’imagination, s’extrayant ainsi du cercle étroit de la bienséance
bourgeoise pour de vertigineux arpents et réussissant à
embrasser l’énigme du monde par libre association. Conscient des
exigences de son esthétique, pleinement maître des moyens qu’elle
requérait, il a maintenu le cap contre vents et marées, quitte à se
brouiller avec des éditeurs, récusant toute « co-écriture » avec eux, ce
qui lui a valu en certains milieux la réputation de grincheux et de
mal-embouché, ce qu’il n’était pas, simplement, il n’avait pas
l’échine souple.
De sa souffrance, il s’est accommodé dans et par la pratique artistique
et ses effets de sublimation, et la certitude que l’élan érotique
en est inséparable. Nouvelliste, romancier, poète, dessinateur, aquarelliste,
peintre, Abeille a élaboré une oeuvre dans une attention
fébrile prêtée à la forme et à la capacité de celle-ci à accueillir le
« supplément de rêve » sans lequel il aurait été en proie à un malaise
diffus mais tenace, et dont il avait besoin pour surmonter ce qu’il
appréhendait comme une intolérable noirceur du monde : selon lui,
les humains avaient inventé le désir pour se tirer du marasme et il
leur incombait de décider s’ils avaient à rejeter ou non le mal et sa
fréquentation. La rédaction du monumental « cycle des contrées »
(qui s’apparente au roman anglais) l’a mobilisé de nombreuses
années. Sa production, en accointance avec le surréalisme, est marquée
à des degrés divers au sceau d’Éros mais d’un Éros solaire, à
l’opposé de celui de Georges Bataille dont il s’est soigneusement
démarqué. On peut entièrement la qualifier de poétique (à condition
de ne pas réduire la poésie à un genre littéraire). Signant ses textes de
son nom et aussi de pseudonymes variés, Abeille a voulu que Léo
Barthe (à l’origine, un de ses personnages) endossât ses livres à
caractère leste et licencieux. Au fil des années, par défi et provocation,
il a revendiqué d’être un pornographe. En fait, il célébrait continûment
les femmes, celles qui viennent avec la nuit (pour reprendre
le titre d’un de ses recueils de nouvelles). Abeille s’amusait en effet
de l’opprobre qu’on lui jetait à la face, retournant l’injure contre ses
détracteurs pour s’en glorifier : ne souhaitait-il qu’on prît Abeille
pour un avatar et Léo Barthe, son hyponyme, pour son patronyme ?
Ce sont des choses de cet ordre que l’on entend dans la voix de
Jacques Abeille lequel, indubitablement, était surréaliste dans Léo
Barthe.
UNE AQUARELLE DE JACQUES CAUDA
Jacques Cauda
CAHIER JACQUES ABEILLE
Le "cahier" a été coordonné par Alain Roussel :
« J'ai eu grand plaisir à coordonner pour la revue Europe d'avril 2024 le "Cahier Jacques Abeille", accomplissant ainsi ce que j'appellerais volontiers un devoir d'amitié. J'ai pu mener à bien cette entreprise grâce bien sûr à Jean-Baptiste Para, directeur de la revue, et à mes indispensables complices et contributeurs. Voici d'ailleurs la répartition :
- Alain Roussel : "Les Pérégrinations oniriques de l'homme sans nom"
- Sébastien Omont : "Un voyage sans fin"
- Jean-Michel Devésa : "Entre effacement et 'petit supplément de rêves'"
- Pierre Vandrepote : "Portrait d'intérieur"
- Arnaud Laimé : "Jacques Abeille, en toute discrétion"
- Georges-Henri Morin : "Appâts contés"
Et des inédits de Jacques Abeille + une photo de Sylvain Paré »
PUBLICATION ANNUELLE DU BULLETIN
Le numéro 1 du Bulletin de l'Association Jacques Abeille a été publié et il est en train d'être diffusé aux membres de l'AJA. Sa parution est annuelle. Nous voulons que ce lien entre membres de l'Association devienne aussi un élément de référence pour toutes celles et tous ceux qui entendent étudier l'œuvre de Jacques Abeille. Nous désirons en outre que cette publication soit en elle-même un « objet » de collection et de bibliophilie. C'est le sens du travail de Jean-Christophe Guédon (des éditions Litan) qui a conçu la maquette de cette brochure.
Merci à Monique Moulia et à Joël Gayraud d'avoir bien voulu consacrer un peu de leur temps pour relire la maquette et la corriger.
Merci à l'ami artiste qui a accepté de nous donner un portrait de Jacques Abeille.
Merci à François Schuiten pour l'entretien qu'il nous a accordé.
Soirée "Hommage à Jacques Abeille"
Elle s'est déroulée dans le cadre du Marché de la poésie de Bordeaux (Merci à Jean-Paul Brussac de la Librairie Olympique et à son équipe d'avoir programmé cette manifestation).
Une table ronde a rassemblé Frédéric Martin (éditeur, Le Tripode) et Hélène Perlant (professeur de chaire supérieure, critique). Nous nous sommes quittés après avoir entendu la voix de Jacques Abeille...
En ouverture à la soirée, Jean-Michel Devésa a prononcé ces quelques mots :
« Jacques Abeille n'était pas seulement un grand poète et écrivain,
il était un immense poète, un immense écrivain...
Un grand, un immense écrivain.
Dans des causeries comme celle-ci, on dit toujours cela. Et cela n'ébranle personne.
L'auditoire sourit.
Opine du bonnet.
On a dit et fait ce qu'il fallait.
Entre le minimum syndical et la brillante envolée qui déclenche louanges et applaudissements.
En réalité, on n'a rien dit.
Des banalités et des généralités. Et on ressasse, à satiété.
Jusqu'à l'instant présent, je n'ai pas dérogé : j'ai moi-même sacrifié à cette aimable comédie. Non pas la cérémonie des adieux mais celle de la reconnaissance convenue.
Je vais vous épargner ce numéro.
Je m'en suis acquitté de longues années. Et je crois bien que je m'en suis tiré fort honorablement.
Toutefois, calibrer mes émotions, mes sentiments et mon point de vue en fonction des conventions, littéraires et sociales, voilà qui serait passablement moche.
Pire : vilain.
Jacques n'était pas un tiède, il mérite beaucoup mieux que de la rhétorique, même bien huilée, et des louanges que nous pourrions dans d'autres circonstances servir à un autre...
Je vais donc sortir des sentiers balisés.
Pas par narcissisme mais pour être cohérent et rigoureux.
Le Jacques Abeille que je veux magnifier, je ne prétendrai pas qu'il est le vrai Jacques Abeille, le seul et l'authentique.
Il est le mien.
Un des grands frères dont j'ai eu besoin pour cheminer dans l'existence,
Un des grands frères envers lesquels j'ai une dette.
D'abord parce que c'est en les lisant que j'ai appris à écrire,
Ensuite parce qu'ils m'ont fait une place parmi leurs proches,
qu'ils m'ont écouté sans condescendance ni complaisance,
dispensé des conseils et des encouragements,
ils m'ont ainsi reconnu.
Ces grands frères, ils ne sont pas légion.
Avec eux, j'ai partagé des rires et des plaisanteries, des admirations et des détestations, des interrogations et de l'accablement devant le cours du monde...
Il serait malvenu d'en dresser la liste, devant vous, ce soir. C'est en effet Jacques qui nous réunit, et personne d'autre.
Et c'est de lui,
de mon Jacques,
qu'il m'importe de vous parler,
en vous confiant des anecdotes relatives à ce qui nous liait, lui et moi.
Jacques a été de celles et de ceux, une poignée, qui dès mes premiers pas d'auteur m'ont lu. Et ont réagi à mes pages.
La dette que j'ai contractée auprès de lui commence par-là, le temps et l'attention qu'il a dégagés pour prendre connaissance de ces petits et modestes écrits,
et m'en rendre compte.
Le cadet ne s'échinait pas à inscrire ses pas dans ceux de son aîné,
l'œuvre de l'un n'était pas la source des essais et tentatives de l'autre,
pas de descendance ni de filiation de l'un à l'autre,
mais un apparentement, une analogie,
puisque les partis pris de leurs démarches respectives s'adossaient à des références communes - le surréalisme, l'impression que l'élan érotique est inséparable du geste de création, la certitude des effets de sublimation des pratiques artistiques.
Cela nous a valu bien des échanges, de multiples ravissements et bonheurs.
Non que nous nous congratulions immodérément lors de nos entrevues,
pendant les colloques et les lectures publiques auxquels j'ai invité Jacques,
durant les déjeuners qui nous ont rassemblés,
nous ne manions certes pas l'encensoir l'un envers l'autre,
la quiétude de nos débats s'enracinait dans une même passion pour une littérature qui fût un choix de vie
dans ce rapport existentiel à l'écriture, Jacques s'est engagé très jeune,
c'est probablement ce qui lui a permis d'apprendre à vivre avec ses blessures,
de mon côté, ce n'est qu'à l'orée de la cinquantaine,
après un chagrin d'amour qui m'a déboussolé,
que mes griffonnages n'ont plus été honteux, ils sont devenus montrables, lisibles,
la douleur m'avait permis de muer, j'étais en passe de trouver ma voix/voie.
Mon premier manuscrit, quand il est devenu un livre, je l'ai immédiatement offert à Jacques.
C'est ainsi que le dialogue entre Abeille et celui qui s'adresse à vous s'est transformé en une discussion de quinze années entre un écrivain confirmé et un « très jeune » auteur ;
et un pauvre « innocent » qui trousse ses narrations dans l'espoir d'un « roman cassé », empruntant au récit de vie façon André Breton, à la transposition romanesque et à l'autofiction, et auquel d'emblée, à peine sorti s'était-il débarrassé de sa chrysalide, Jacques s'est adressé comme s'il était un pair…
« Comme s'il était un pair », l'ai-je bien prononcé, ce syntagme ? Comment l'avez-vous entendu, ce « pair« ?
Il se pourrait que nous touchions là à la faille qui, chez Abeille, alimentait paradoxalement sa création,
une faille et une fêlure constituées par :
- le manque inaugural du « père» ,
- le scandale d'une naissance qu'on a voulu effacer en maquillant l'état-civil,
- l'infamie dans laquelle sa bâtardise l'a plongée,
- une filiation et un nom qu'on a refusé de lui reconnaître.
Cette plaie (dont il a sans doute senti que la vie m'en a avait infligée une, analogue),
Cette plaie, pour la panser,
- je me garderai d'affirmer qu'il en a guéri -,
Abeille a puisé dans les infinies ressources de l'imagination,
son écriture lui permettant de s'extraire du cercle étroit de la bienséance bourgeoise pour de vertigineux arpents
(que le roman anglais ne s'est pas fait faute de creuser et de fertiliser)
et d'embrasser l'énigme du monde par association et variation poétique continue.
Ce sont des choses de cet ordre que j'entends dans la voix de Jacques Abeille-Léo Barthe. »
À paraître le 7 mars
Quand il nous a quittés, l'écrivain Jacques Abeille était en train de mettre au point Un passé lumineux, une fiction qu'il avait décidé de signer de son hyponyme Léo Barthe et de confier à La Musardine. Il s'agit d'une longue nouvelle (ou d'un petit roman) qui voit le narrateur s'adonner avec Albertine, sa compagne, à un troublant rituel, à une « cérémonie », celle de la toilette que le premier dispense à la seconde selon un protocole frisant l'obsession, et conduisant à de multiples caresses (souvent anales) et à de voluptueuses étreintes, ce qui permet à l'auteur de ciseler un hymne à la femme et à sa beauté, et de camper ses personnages en proie à l'excitation et à l'extase dans une variation continue d'ébats et de désirs si bien qu'Albertine a « le cul en tête » et en fête, les deux amants alternant follement les jeux et les mises en scène, les émotions et les chatteries. Très vite, le lecteur est convié à assister à un drôle et sulfureux petit théâtre, celui d'un couple qui, dans une fausse candeur, trouve son bonheur dans les parages incertains du vice et de la vertu (feinte).
Le roman est suivi d'un texte à caractère critique et autobiographique dans lequel Jacques Abeille s'explique longuement sur sa poétique et sa conception de l'écriture dans ses rapports au rêve, à l'imaginaire, à l'aiguillon du désir. Dans cet exposé qui a été dicté à sa compagne et est resté malheureusement lui aussi inachevé, l'écrivain qui a toujours évoqué son propre parcours et sa personne avec discrétion et modestie se livre non seulement à des confidences touchant à son enfance et à ses choix d'adulte, tant sur le plan littéraire que dans sa vie personnelle, mais de surcroît il procède dans une langue à la fois accessible et précise à une sorte de mise au point relative à sa place au sein de la « république des lettres ».
La réunion de ces deux textes et leur publication dans une édition éclairant les lecteurs quant à leur genèse auront valeur d'événement : au plaisir et à la malice du texte romanesque (Un passé lumineux) s'ajoutera l'éclairage apporté par la réflexion d'un poète demeuré fidèle aux engagements de sa jeunesse (le surréalisme, la liberté d'expression et de création, la puissance émancipatrice d'Éros).
Par son action, en son sein et à l'extérieur de ses rangs, notre association veut inciter les poètes et les écrivains, la critique et la presse, les universitaires (enseignants-chercheurs et étudiants avancés) ainsi que les métiers du livre (les « grandes maisons » éditoriales mais aussi les « petites » structures, revues, groupes et ouvroirs en relation avec la constellation surréaliste et le livre d'artiste), toutes celles et tous ceux qui, amateurs et passionnés, sont désireux de conjuguer dans un même geste écriture, amour et liberté, à lire et relire l'œuvre de Jacques Abeille, de sorte que la diffusion de ses ouvrages en soit favorisée ; et que la connaissance, l'analyse et le commentaire de ceux-ci en soient enrichis.
Notre association aidera celles et ceux qui auront à cœur de rédiger une étude, un article, une thèse ayant la trajectoire littéraire et artistique de Jacques Abeille pour objet.
Elle soutiendra, voire rejoindra, toutes les initiatives susceptibles d'aller dans cette direction. Sans être aucunement « gardienne du temple », elle encouragera les initiatives qui permettront aux ouvrages de Jacques Abeille d'être aisément disponibles et qui approfondiront et/ou renouvelleront leur interprétation.
Aussi, d'ores et déjà, l'Association Jacques Abeille se félicite-t-elle de la parution dans la revue Europe (en avril 2024) d'un ensemble substantiel dirigé par Alain Roussel (poète et critique, membre de l'AJA). Notre site en rendra compte.
En outre, nous formulons des vœux et nous ne ménagerons pas nos efforts pour qu'en 2024 soit publié un roman inédit, Un passé lumineux, dont Jacques avait quasiment achevé l'établissement et la correction du texte.